Contribution Dr Amel Ben Said

, par Marina Da Silva

Forum Social Mondial - Tunis 26-30 mars 2013
Table ronde : « Nous » féministes : comment le dire ?
 Pouvons-nous le dire ? 

Mesdames et messieurs,
Je voudrais d’abord présenter mes vifs remerciements aux militantes
amazones du collectif « Féministes pour l’égalité » et à Ismahane Chouder en
particulier de m’avoir conviée à cette table ronde autour du thème : « Nous »
féministes : comment le dire ? Pouvons-nous le dire ?
Ces questions posées cacheraient à mon avis, du moins tacitement une
double crainte : d’une part, la crainte du mouvement féministe occidental qui a
étendu son hégémonie à toutes les ONG féministes à l’échelle mondiale et
même aux différentes organisations des Nations unies et a imposé son modèle
comme l’unique modèle libérateur de la femme, d’autre part la crainte de la
réaction de sa propre communauté qui pourrait réagir négativement par
superposition au mouvement féministe mondial.
Dans les deux cas, ce sont des craintes qui me semblent justifiées mais qui
devraient plutôt galvaniser les militantes des mouvements féministes à lever le
double défi en montrant premièrement qu’il n’existe pas un seul modèle de
féminisme bien au contraire, un modèle de féminisme cloné pourrait se
répercuter négativement sur les droits des femmes dans les pays du monde et
deuxièmement que les droits violés des femmes dans les sociétés patriarcales
sont le fruit de traditions ancestrales qui doivent évoluer avec ces sociétés et
justifient la création de mouvements féministes.
De plus, ces femmes vivent dans des contextes socio économiques et culturels
très différents d’une société à l’autre, d’une communauté à l’autre et d’un
milieu à l’autre, aussi il ne sera jamais de trop de multiplier les mouvements
féministes. En effet, les problèmes de la femme noire latino américaine sont
différents de ceux de la femme noire africaine qui sont différents de ceux de la
femme européenne ; ceux-ci sont différents des problèmes de la femme arabe
qui sont eux mêmes différents d’un pays arabe à un autre et ainsi de suite. La
diversité contextuelle devrait donc se traduire par une pluralité du féminisme
et cela doit constituer un atout pour les femmes dans le sens où grâce à cette
pluralité, on multiplie les points d’entrée à la défense des droits des femmes là
où elles sont et non là ou nous voulons qu’elles soient. On accroitra ainsi les
chances de synergie d’action des différents mouvements féministes. Une
société de clones serait une société de monstres !
Mais la question qui se pose est la suivante : la pluralité expose-t-elle à la
fragmentation ? Ma réponse est oui si cette pluralité s’avère une pluralité au
service de luttes idéologiques et non une pluralité de luttes pour la même
cause des femmes. Ce point me rappelle d’ailleurs les quatre conférences
mondiales sur les femmes dont la première a eu lieu à Mexico en 1975, la
deuxième à Copenhague en 1980, la troisième à Nairobi en 1985 et la
quatrième à Beijing en 1995. Les conférences de Mexico et de Copenhague ont
connu des tensions fortes et des querelles entre les ONG du bloc de l’Est
communiste et celles du bloc de l’Ouest libéral alors que toutes prétendaient
venir à ces conférences pour défendre les droits des femmes.
Aujourd’hui, après la disparition des blocs de l’Est et de l’Ouest,
l’idéologisation des mouvements féministes peut prendre des formes de lutte
entre religieux et laïcs, conservateurs et modernistes ou des formes de lutte entre
mouvements loyaux à des partis politiques qui vont les instrumentaliser dans
leurs combats électoraux.
Donc le risque de fragmentation est réel. Il faut en prendre conscience et
remplir certaines conditions pour garantir la pluralité synergique sans tomber
dans la fragmentation. A ce titre, les mouvements féministes devraient veiller
à :
1. préserver leur indépendance et se garder de s’impliquer dans les luttes
idéologiques ou politiques. Toutefois, être indépendant ne contredit pas de
mon point de vue la possibilité d’avoir un référentiel religieux ou autre
mais quelque soit ce référentiel, il doit être contextualisé et inscrit dans une
vision pragmatique afin qu’il ne se transforme pas en dogme. Tout est question
de distinguer la carte du monde du monde lui-même. Chacun de nous possède
sa carte et au lieu de gaspiller du temps et de l’énergie à confondre sa carte avec le
monde, mieux vaut l’utiliser pour se rapprocher de l’autre et chercher avec lui
les terrains communs de collaboration pour mieux défendre les droits des
femmes.
2. respecter la diversité culturelle et les contextes locaux de la dynamique
féministe et ne pas refaire les erreurs du mouvement féministe mondial,
3. adopter une approche culturellement sensible en exploitant les valeurs
religieuses et culturelles potentiellement favorables au respect des droits des
femmes (il serait privatif d’avoir une position unilatérale vis-à-vis de la culture
et la religion en considérant qu’elles ne constituent que des obstacles à la
libération de la femme),
4. ne pas dévier la lutte des femmes pour leurs droits vers la lutte des femmes
contre les hommes. L’ennemi des femmes n’est pas l’homme mais bien la
pauvreté, l’analphabétisme, les maladies, les guerres, l’exclusion, la
marginalisation, le racisme, la violence fondée sur le genre… D’ailleurs, une
large frange des hommes font face au même ennemi. Il ne faut pas oublier non
plus qu’une partie des injustices commise à l’encontre des femmes l’est par des
hommes qui ont été ainsi éduqués par des femmes. La lutte des femmes doit
être focalisée sur l’équité, l’égalité, l’accès universel à l’éducation et aux soins,
l’autonomisation, la participation à tous les niveaux décisionnels et dans tous
les milieux, la lutte contre la violence fondée sur le genre, la citoyenneté
entière, la valorisation de l’image de la femme auprès des médias etc.
Ainsi nous voyons que face à ces défis qui constituent de grands chantiers, le
monde en général et les femmes en particulier ont besoin d’autant de
féminismes qu’il y a de sociétés et de cultures. Il ne faut pas seulement ne
pas avoir peur de la pluralité du féminisme mais plus que ça, il faut la défendre
face à l’hégémonie du modèle unique du féminisme. Tel le genre humain, je
vois le féminisme au pluriel dans ses expressions, au singulier dans sa
solidarité.
Je vous remercie.