F.S.M. Tunis, mars 2013.
« Nous » Féministes : Y-a-t-il un singulier de ce pluriel ? Si oui, quel est-il ?
Lorsque j’ai rejoint le C.F.P.E. (Collectif des Féministes pour l’égalité) en 2005, j’ai su que j’avais enfin trouvé le lieu où je me sentais « chez moi » après avoir traversé, à la façon d’une passagère clandestine, la détresse intérieure d’être qui nous a donné la force, le courage et l’énergie d’organiser en novembre dernier le colloque international intitulé : Regards croisés de femmes en lutte, après avoir été frappée d’une impossibilité d’exister en tant que féministe musulmane. Frappe d’une violence inouÏe inconnue jusqu’ici, plus forte encore que celle vécue comme être infériorisé par les siècles patriarcaux. Là, il ne s’agissait plus d’être « moins » mais de ne pas être du tout. Un véritable éclatement de soi généré par celles et ceux entre les mains de qui résidait le pouvoir de définir ce que devait être, à leurs yeux, l’islam et le féminisme au singulier.
C’est chez une féministe juive que, au début des années 90, j’ai trouvé ce qui m’a aidé à surmonter cet éclatement qu’elle-même avait vécu et dont elle parle dans son livre : Standing again at Sinaï. Elle y explique très bien que tant que l’on reste sous la menace terroriste du "ou bien ou bien", ou tu es féministe ou tu es juive (musulmane en ce qui me concerne), on laisse à d’autres le pouvoir sur les définitions identitaires qui classent, catégorisent, selon la logique implacablement immobile de l’exclusion. Avec elle, elle s’appelle Judith Plaskow, je commençais à me sentir « chez moi ». C’est ensuite que j’ai découvert les penseuses pionnières du féminisme musulman, à la fin des années 90, qui, elles aussi, posaient la même question du : « what’s in a name, », question qui est aussi le titre du premier chapitre de l’ouvrage de Amina Wadud Inside the gender jihad. Le C.F.P.E. fut donc pour moi la rencontre d’un espace de liberté, liberté d’expression d’un « nous » possible où puissent se vivre et se dire à la fois les conflits et alliances de loyautés d’un pluriel émancipateur, à égalité entre féministes musulmanes et non musulmanes essayant ensemble de forger les outils d’une logique d’inclusion.
C’est ce « nous » qui nous a donné la force, le courage et l’énergie d’organiser, en novembre dernier, le colloque international intitulé Regards croisés de femmes en lutte vers un féminisme sans frontières, dans le fil des féminismes postcoloniaux. C’est ce »nous » qui m’a permis d’apporter ma contribution personnelle à la question féministe et, à travers la mise en circulation d’ouvrages sur le sujet que je connaissais et aussi le partage de mon expérience des quatre rencontres internationales sur Féminisme islamique de Barcelone et Madrid.
Pour sortir le sujet de l’immobilisme identitaire hégémonique, il est courant maintenant de parler de « de-essentialiser » l’un et l’autre. De la même façon qu’il n’existe pas un modèle féministe détenteur de la vérité universelle, il n’existe pas non plus un seul vrai islam, mais dans les deux cas, des féminismes pluriels et des islams pluriels. Autrement dit, pour sortir de « l’essence » d’un singulier totalitaire qui fige, on pluralise, on diversifie dans un pluriel qui met en mouvement.
Comme d’autres, j’ai utilisé ce vocabulaire du « essentialiser », « de-essentialiser » jusqu’au jour où j’ai découvert, il y a deux ans, donc récemment, l’ouvrage d’une philosophe française, Catherine Malabou, dont le titre m’a tout de suite interpellé et attirée. Il s’intitule : Changer de différence, le féminin en philosophie. Venant du mouvement féministe français et ayant vécu de l’intérieur les débats conflictuels entre féministes « égalitaristes » et « différentialistes », entre celles du « deuxième sexe » de Simone de Beauvoir et celles du « temps de la différence » de Luce Irigaray, sans que je puisse obéir aux injonctions de se situer d’un côté ou de l’autre car me sentant dans les deux à la fois, j’ai tout de suite eu envie de me plonger dans ce livre. Je ne suis pas philosophe et donc, je n’ai pu entrer dans son vocabulaire de spécialiste, surtout dans deux chapitres où elle parle de son cheminement dans la pensée philosophique de la déconstruction, en tant qu’ancienne élève de Jacques Derrida, mais dans le premier et le quatrième, elle essaie de tricoter ensemble féminin, femme, féminisme pour sortir justement des bagarres entre « essentialistes » et « anti-essentialistes » et ainsi « marquer une nouvelle ère de la lutte féministe et orienter autrement le combat » dit-elle.
Ce que j’y ai appris et qui a, à la fois bousculé mes certitudes et conforté mes intuitions sur le fait de me sentir dans l’égalité et la différence, c’est ce qu’elle dit du mot « essence » justement et de son sens en philosophie, sens sur lequel il y a toujours eu un malentendu, selon elle, de la part des théoriciennes du genre qui l’ont toujours interprété comme synonyme d’une fixité immobile, immuable, d’une nature, d’une anatomie, d’une biologie figée dont on ne peut sortir qu’en la dynamitant, qu’en la niant et en la remplaçant par le tout est construit de la culture. Or, dit-elle, c’est là une conception « vulgaire », « inculte » du mot « essence » qui, en philosophie, n’a jamais signifié la fixité, la rigidité de « l’être » par rapport à « l’étant » ou, pourrait-on dire de « nature » par rapport à « culture ». Au contraire, il veut dire la transformabilité, la substitutionnalité incessante de l’un dans l’autre, le processus, le mouvement même, ce qu’elle appelle la plasticité originelle d’une identité jamais en repos, toujours dynamique. Et ainsi : « redonner à l’essence sa plasticité originelle, c’est redonner à la différence la dynamique de sa puissance, la différence est un échangeur et non un principe de sélection ou de ségrégation duelle ». Il y a donc une ondulation originelle qui met l’égalité en mouvement. J’aime beaucoup ce mot de « plasticité » car il me semble habiter le « nous » de notre collectif qui ose un féminisme qui bouscule les frontières de nos identités respectives, où nos différences sont des échangeurs d’égalités. Un féminisme qui travaille à ce que les féministes juives, revisitant et réinterprétant une expression de leur tradition religieuse, appellent « la réparation du monde ».