Dix réflexions sur dix ans d’islamophobie, ou le rendez-vous manqué de la gauche

, par Soumia

source : https://visceraoul.wordpress.com/2014/03/14/dix-reflexions-sur-dix-ans-dislamophobie-ou-le-rendez-vous-manque-de-la-gauche/

Le 15 mars, cela fait dix ans que la loi interdisant le port du voile à l’école fut votée. « Non, l’interdiction des signes religieux 

 »… Admettons, il n’empêche que les premières visées furent les femmes voilées. Issu d’une famille communiste, de classe moyenne, ayant grandi dans un milieu social éloigné de toute influence « islamique », étudiant, salarié dans un collège classé ZEP de Seine-Saint-Denis, je me suis très tôt engagé à gauche de l’échiquier politique, et il m’est toujours apparu comme naturel, en liaison avec mes engagements, mes aspirations, de me mobiliser contre cette loi, ainsi que contre toutes les lois islamophobes qui ont suivi.

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Mes positions m’ont assez souvent amené à me retrouver seul dans les débats entamés avec mes « camarades ». Certains étaient contre le voile et pour la loi, d’autres contre le voile et contre la loi. Dans mon parcours de « petit militant gauchiste », la question du « vivre ensemble » m’a toujours interpellé. Tout autant d’ailleurs que ma volonté de chercher, perpétuellement, des bases de convergences de luttes sur lesquelles pourraient s’articuler différentes organisations, qu’elles soient associatives, politiques, culturelles ou cultuelles. Ce cheminement m’a conduit, au vu des causes pour lesquelles je m’engage, assez rapidement, à rencontrer des musulmanes, voilées ou non, et donc à engager des débats avec elles.

Première réflexion. Là où je voyais avant tout une personne, un individu, capable de penser et d’argumenter, un certain nombre de mes « camarades » ne voient qu’un voile. On efface ainsi l’histoire d’un individu, son quotidien, son identité même, tout cela étant essentialisé dans un bout de tissu. Certaines de ces filles sont devenues, avec le temps, des amies, amies avec qui j’aime discuter, dialoguer, débattre, m’engueuler… Tout autant que j’aime discuter, dialoguer, débattre, m’engueuler, avec mes « camarades ». Et non, je n’ai pas plus de divergences avec les uns qu’avec les autres.

Deuxième réflexion. La première raison qui fait qu’elles sont l’objet de tant d’animosité, au sein de mon milieu politique, tient au fait qu’elles sont jugées comme des femmes intrinsèquement soumises, dotées d’une liberté limitée (puisqu’elles se soumettent à Dieu). Dans tous les débats qui ont lieu, il est extrêmement rare que l’on laisse la parole à des musulmanes, voilées ou non d’ailleurs. Elles sont des sujets dont on aime débattre mais avec qui l’on refuse de débattre. Et les quelques expériences que j’ai pu avoir, de débats publics ou privés, entre mon milieu politique et ces filles m’ont toujours laissé sceptique. On ne cherche pas les convergences, on cherche les divergences. Peu importe ce qu’elles vont dire, ou affirmer, on cherchera toujours la petite bête, le détail, la phrase qui nous permettra de les pointer du doigt, de nous en écarter, de maintenir une méfiance schizophrénique. Quoi qu’elles disent, elles ne sont ni entendues, ni considérées, et souvent, ni respectées.

Troisième réflexion. Vient alors la question du féminisme. Vaste débat donc, où très tôt je n’ai pas compris la subtilité de ces féministes qui ont soutenu la loi de 2004 « pour la liberté de la femme ». La liberté est donc dictée par la loi. On libère en interdisant. On prétend travailler à l’émancipation des femmes en cherchant à en exclure certaines du principal lieu d’éveil et d’affirmation de notre société, à savoir l’école, et plus récemment encore, le travail. Mes amies musulmanes voilées sont loin d’être soumises, elles revendiquent l’égalité salariale, la parité homme-femme, la dignité. Dignité que certains mouvements féministes prétendent défendre en multipliant les stéréotypes sur ces femmes. Comme le dit Christine Delphy : « la majorité des groupes féministes a fait un très mauvais deal avec l’État, c’était l’occasion pour le mouvement féministe de dire «  écoutez, des symboles il y en a à la pelle, celui-là ne nous dérange pas plus que d’autres […] comme le string, la pornographie, les talons aiguilles etc… Ce qui nous dérange vraiment c’est d’être payé 25% de moins que les hommes, c’est de nous taper 80% du travail domestique, c’est d’être achetées et vendues comme des marchandises, c’est d’être battues, c’est d’être tuées par des coups, ça, ça nous dérange beaucoup et vous ne faites pas grand-chose ». » On me renvoie souvent à Marx, puisque être marxiste signifie nécessairement être anticlérical. Cette vision des choses est évidemment bien biaisée depuis quelques temps (cf. La haine de la religion de Pierre Tevanian, et L’islam la République et le Monde d’Alain Gresh), mais j’aime renvoyer ces mêmes personnes à leurs propres lectures libertaires. Être « marxiste », c’est défendre l’émancipation humaine, et dans ce cadre, défendre les libertés personnelles de chacun(e), et respecter ses choix, qu’ils soient croyants ou non. Œuvrer pour le droit des femmes à disposer de leur corps, c’est aussi œuvrer pour qu’elles aient le droit, ou non, de porter le foulard.

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Quatrième réflexion. On me parle ensuite de l’école qui est un lieu laïc, où la religion n’a pas sa place. Réveillez-vous ! La neutralité religieuse, dans la loi de 1905, s’impose aux fonctionnaires, et aux politiques d’État, pas à ceux qui en font usage. Votre laïcisme devient un dogme que vous érigez comme le tenant et l’aboutissant de toutes questions religieuses. Nous ne sommes plus en 1905, mais si vous tenez vraiment à faire respecter cette loi qui vous est chère, alors inscrivez-vous dans sa droite ligne, ni plus ni moins. Par ailleurs, je considère l’école comme un lieu à la fois d’affirmation de sa propre identité, et d’éveil intellectuel et culturel. Dans ce but, chacun doit pouvoir s’y sentir le mieux du monde, afin d’y évoluer à son aise.

Cinquième réflexion. Le débat se lance alors sur le foulard symbole d’oppression, oppression des mollahs iraniens, des islamistes algériens etc… Ces musulmanes voilées importeraient donc des coutumes « étrangères » dans le pays du vin et du fromage. Des « coutumes », voilà le problème. Ces jeunes filles ne pensent pas avec une grille de lecture iranienne, ou algérienne, ni même islamiste, mais dans le cadre de la République française, laïque, de ses règles et de ses lois. Ceux qui hurlent à l’écoute de cet argument n’ont véritablement jamais pris le temps de dialoguer avec des femmes voilées. L’école et la réussite scolaire y sont sacralisées autant, voire bien plus, qu’auprès des « petits blancs » athées. Elles n’importent rien, c’est vous qui analysez une situation française avec la grille de lecture du journal de 20h. Il y a des femmes voilées en France, elles l’ont choisi et le portent dignement, réflexe purement colonial que de le considérer comme « étranger », s’en effrayer, puis de vouloir tout bonnement l’interdire. Le plus ironique ici, c’est que les femmes qui en Iran ou en Égypte, ou ailleurs, se battent contre ceux qui souhaitent imposer le voile, ne réclament pas l’interdiction du voile, mais simplement la liberté pour chacun(e) de le porter, ou non. Et celles qui militent pour le porter ici, ne soutiennent pas le machisme qui peut l’imposer ailleurs. Elles ne sont pas « pro-voile », elles sont « pro-choix ». Entre des intégristes qui rêvent d’imposer le voile à toutes les femmes, et mouvements féministes qui rêvent de dévoiler de force toutes les femmes, au prix de leur exclusion scolaire, je ne vois aucune différence, les deux démarches sont extrémistes et vont à l’encontre de la liberté individuelle.

Sixième réflexion. Et non des moindres. On trouvera toujours une référence, d’une intellectuelle arabe, vivant en France ou à l’étranger, témoignant des conditions dans lesquelles elles se sont vues imposer le voile. On trouvera toujours des organisations, souvent proches des cercles du pouvoir (cf. Ni putes ni soumises, SOS racisme…), soutenant corps et âmes la quasi-totalité des lois islamophobes. D’ailleurs, notons ici que ces mêmes organisations peinent, généralement, à reconnaître le terme d’islamophobie. Alors que c’est aux victimes d’une discrimination que revient légitimement le droit de définir les termes du débat, et non aux tenants du système qui les opprime. Dans les faits, je ne nie pas que le voile, en France, puisse être imposé à certaines jeunes femmes. Mais le problème revient au même. Si ces femmes sont victimes d’une quelconque oppression, alors pourquoi leur imposer en plus l’exclusion scolaire, la mise au ban de la société, l’humiliation ? Si en revanche vous souhaitez vous attaquer à celles qui le portent de leur propre volonté, alors comment prétendre respecter une quelconque liberté féminine ? Ou bien peut-être ne défendez-vous qu’une liberté à votre propre image, on ne peut donc être libre que d’une seule manière.

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Septième réflexion. On sort alors la grosse artillerie. Et l’homosexualité ? Le droit à l’avortement ? Autant de questions qui permettent à mon milieu politique de semer le trouble sur ces femmes qui, de par leurs tenues vestimentaires, seraient nécessairement symboles d’archaïsmes, loin des idéaux féministes. Ma réponse est en fait assez simple. Je connais des filles musulmanes, voilées ou non, qui défendent les droits des homosexuels. J’en connais qui refusent leurs droits au mariage. J’ai des amis, athées, chrétiens, juifs, qui vomissent le mariage homosexuel. J’ai des connaissances, au sein de mon milieu politique, qui ne sont pas nécessairement favorables au mariage homosexuel. Alors que faire ? Et bien simplement en débattre, de manière calme et réfléchie, afin de trouver, coûte que coûte, des bases de convergences possible, et faire évoluer le débat. Je le fais perpétuellement avec mes « camarades » sur de nombreuses questions, pourquoi pas sur celle-ci avec elles ? « Oui mais l’Union des Organisations Islamiques de France a signé l’appel contre le droit des homosexuels à se marier  ». Oui, et j’ai à de nombreuses reprises condamné cette position, mais je n’essentialise pas pour autant toutes les femmes musulmanes, voilé(e)s ou non, derrière cette prise de position. Là encore, celles et ceux qui n’ont pas pris le temps d’en parler avec les premières concernées, ne peuvent que s’arrêter à des préjugés. Pour le droit à l’avortement, je me réfère simplement à l’article de Cécilia Baeza, Ismahane Chouder et Malika Latrèche, fondatrices du Collectif des Féministes Pour l’Égalité, « Inch Allah l’égalité ! » :

« Nous avions un peu l’impression de devoir valider notre « certificat de féminisme ». […] J’aurais pu aller manifester pour la loi Veil en tant qu’Ismahane, en sachant pourquoi j’étais là, car je n’ai pas de réticence personnelle par rapport au droit à l’avortement. Pour moi, c’est un droit acquis, qui se trouve reconnu et codifié avec précision dans les textes de référence islamique. […] Ce qui me posait problème était cette visibilité publique de femmes musulmanes dans une manifestation, où elles n’auraient pas la possibilité d’expliquer les raisons nuancées de leur présence : notamment la possibilité de souligner la différence entre être « pour l’avortement » et « pour le droit à l’avortement ». […] Nos débats internes ont abouti à un accord sur le droit de recourir à l’avortement, ce qui n’est pas une obligation pour celles qui ne veulent pas y recourir, mais laisse la liberté de le faire à celles qui le choisissent. Et nous avons donc décidé de nous associer à l’Appel à manifester pour défendre ce droit. Mais de toutes façons, quelle que soit notre position, on le retourne contre nous. En l’occurrence, nous prenons position pour le droit à l’avortement, mais évidemment on nous accuse de double discours et d’opportunisme. […] nous avions pris la peine d’écrire un courrier en bonne et due forme, mais la direction du Collectif National pour la Défense des Femmes n’a pas voulu intégrer notre signature, en prétextant un retard de notre part, alors qu’on était quinze jours avant la manif. »

Huitième réflexion. On en conclut alors que ce qui dérange, au final, c’est l’islam en tant que tel, dans ses représentations. On en revient au fameux texte de Pierre Bourdieu « Un problème peut en cacher un autre », où il expose au final les débats sur le voile, et l’islam, à deux questions, l’une patente et l’autre latente. La question patente serait « Faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? », occultant ainsi la question latente, à savoir « Faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? ». Question à laquelle ils ne peuvent évidemment pas donner une réponse, auquel cas celle-ci risquant d’être inavouable.

Neuvième réflexion. En s’alignant comme des soutiens à ces lois dont je juge le caractère islamophobe, on laisse ainsi se propager, en France, le discours islamophobe. Ce discours, qu’on se le dise, ne profite pas à la gauche française, qui perd par la même le soutien qu’il aimerait avoir auprès de cette communauté musulmane. Combien de fois ai-je entendu « Être musulman, et voter à droite, c’est laisser le loup entrer dans la bergerie  ». Cette phrase est sortie à plusieurs reprises, de ma propre bouche. Sauf que ce soutien à la gauche, s’il existe bel et bien, n’a rien de naturel. En poursuivant notre chemin, enfermés dans nos pré-carrés militants, on alimente une droite et une extrême droite qui ne sont jamais plus fortes que lorsque l’islam est au centre du ring, et nous nous étonnons par la suite du peu d’intérêt que peut porter cette communauté, à nos luttes. Difficile de s’engager, lorsque l’on se sent méprisé ou épié. Difficile non plus de ne pas être tenté par le communautarisme.

Dixième et dernière réflexion. Cet article me vaudra sûrement l’adjectif d’islamo-gauchiste par une partie de mon milieu politique, par les mêmes personnes qui font une équation parfaite entre femme voilée et soumission. Au final, mes « camarades » ne sont peut-être pas ceux que je pensais. Puisque comme vous aimez tant citer Elsa Triolet : « les barricades n’ont que deux côtés », et mes « camarades » ne sont pas ceux qui œuvrent à la division de mon côté de la barricade. Mes « camarades » sont des hommes et des femmes, athées ou croyants, voilées ou non, qui œuvrent au vivre ensemble, à la recherche de convergences pouvant déboucher sur une victoire de nos luttes sociales, et surtout, qui demeurent ouvert à la discussion, aux rencontres, et à l’enrichissement mutuel.