Etude à télécharger FONDATION ROI BAUDOIN Les soins de santé face aux défis de la diversité. Le cas des patients musulmans
Introduction
Ce rapport a pour objectif d’examiner les relations existant entre les patients musulmans et le système de santé en Belgique. La question centrale de ce travail est la suivante : y a-t-il des conceptions de santé, de maladie, d’éthique propres à l’islam et ces différences culturelles peuvent-elles être à la source de problèmes dans les relations entre les patients musulmans et les professionnels ou structures de santé ? A notre connaissance, un travail aussi large est une première dans ce domaine. En effet, la dimension religieuse et culturelle a jusqu’à présent été abordée, dans le secteur des soins, en tant qu’élément indirect de perturbation de la communication soignant-soigné. C’est le cas notamment dans la mission des médiatrices interculturelles chargées entre autres d’expliciter ou d’aplanir les conflits liés à ces différences 1. Cependant, l’impact de certains comportements et habitudes n’a pas encore été exploré profondément dans sa relation à la santé. Par conséquent, ce document n’est qu’une première esquisse d’une situation qui devrait être explorée plus avant par les différentes parties concernées : patients, responsables de la communauté musulmane, corps médical et personnel hospitalier. On connaît les débats qui ont pu entourer la question de l’affirmation de l’identité religieuse dans certaines sphères de la société comme l’école ou l’entreprise. Contrairement à ce qui se passe dans des pays voisins comme la France et la Grande-Bretagne, la question de l’islam dans le système des soins de santé a été peu abordée publiquement en Belgique et ne fait actuellement pas l’objet de discussions officielles comme c’est le cas dans les pays voisins.
Le débat est-il nécessaire ?
On pourrait dès lors s’interroger sur la pertinence d’une exploration dans ce domaine. En ce qui concerne les relations actuelles entre les patients musulmans et le système de santé belge, en ambulatoire ou en hôpital, y a-t-il ou non matière à débats et nécessité éventuelle d’adaptation ? La question semble pour l’instant rencontrer une certaine surprise parfois embarrassée. En effet, du côté des structures officielles du secteur de la santé (associations de praticiens, fédérations hospitalières,…), l’attitude oscille entre l’absence de réflexion sur le sujet et une certaine inquiétude sur le fait même de voir une telle question se poser. Les raisons sont sans doute multiples. D’abord, il faut rappeler que dans le monde des professionnels de la santé, aucune distinction ne peut être faite, par principe, entre les patients. Dans le serment d’Hippocrate, le malade ne possède en effet ni race, ni religion. L’idée même de devoir différencier le patient musulman de celui qui ne l’est pas, met donc mal à l’aise bon nombre de praticiens. Ensuite, le caractère conflictuel de débats précédents comme celui du voile n’incite guère le secteur de la santé à se lancer, tant qu’il n’y est pas obligé, dans une réflexion qui, à ses yeux, risquerait de s’envenimer. Enfin, l’actualité géopolitique internationale et les crispations identitaires au niveau belge n’offrent certainement pas un cadre idéal à une réflexion sereine dans ce domaine. La question est d’ailleurs complexe. La différenciation culturelle, voire ethnique, des patients selon leur origine ne risque-t-elle pas de les enfermer dans un discours et des pratiques “culturalistes” évacuant les autres explications de maladies ? En clair, on risque de mettre sur le dos de la spécificité culturelle certaines pathologies qui ont de réelles causes sociales. Dans quelle mesure et jusqu’où, les institutions et les professionnels de santé doivent-ils prendre cette dimension culturelle en compte et s’y adapter ? La question de l’accueil de certains groupes spécifiques de patients n’est pas neuve. Elle ne concerne d’ailleurs pas que les patients musulmans et ne touche pas seulement aux éléments relevant d’une affirmation identitaire religieuse. On pourrait par exemple rappeler que les premières mesures dans ce domaine ont concerné le financement de traducteurs afin d’améliorer – ou d’établir – la communication entre soignants et soignés migrants. De même, dans les hôpitaux, l’offre de régime alimentaire adapté aux prescrits religieux fait son chemin depuis un certain temps déjà. Quant à la prise en compte d’éléments religieux dans les soins, elle est surtout connue à travers le refus de la transfusion sanguine chez les témoins de Jéhovah.
Quelle spécificité culturelle ?
Mais qu’en est-il des patients musulmans ? On connaît surtout la réticence de ces patients à subir certains examens médicaux ressentis comme “gênants” et leur demande d’une généralisation d’une nourriture adaptée à leur foi ou de la possibilité de recourir à un aumônier islamique. Quant aux professionnels de la santé, ils sont plus ou moins au fait de l’impact d’un événement religieux comme le jeûne du Ramadan sur le traitement des patients croyants mais la sensibilisation semble plus relever de l’implication individuelle que d’une réelle optique de santé publique. Depuis peu, cependant, les professionnels de soins constatent certaines évolutions allant dans le sens d’une évocation plus fréquente d’éléments religieux et d’une affirmation identitaire plus forte dans la relation de soins. Ainsi, les patients déclarent plus souvent qu’ils vont solliciter l’avis d’un imam par rapport à une intervention ou à un traitement qui leur est proposé. Ils expriment également plus facilement le désir de voir intervenir des soignants qui soient du même sexe que le leur. La revendication d’un espace adapté aux rites funéraires se généralise également. Les médecins constatent d’ailleurs qu’il ne s’agit pas nécessairement de demandes émanant de personnes arrivées fraîchement en Europe ou en provenance de zones où l’islam rigoriste est de mise mais bien de personnes établies parfois de longue date en Belgique. Il s’agit donc là d’un revirement qui semble aller de pair avec la résurgence, entre autres, de certaines habitudes vestimentaires. Les problèmes semblent se poser avec plus d’acuité dans les zones géographiques où se manifestent des comportements fondamentalistes dans la vie quotidienne en général. On constate d’ailleurs que ce sont généralement les convertis, d’origine belge ou non, qui sont le plus en pointe dans leur refus de certains soins ou examens. Quelle est l’ampleur du phénomène ? Il semble assez limité actuellement. Le Centre pour l’Egalité des Chances ne fait état – à l’heure actuelle – d’aucun signalement officiel dans ce domaine. Les hôpitaux, de leur côté, n’ont à connaître que quelques rares cas de patients ayant refusé des soins qu’ils jugeaient inadaptés à leurs croyances. Cependant, la loi sur le droit des patients paraît avoir encouragé l’expression de certains malaises vécus par les patients musulmans. Il était donc intéressant de voir à quelles occasions ils se manifestaient et quelles pouvaient être les réponses à y apporter.
Santé publique ou géopolitique ?
L’accès effectif aux soins des familles immigrées, dont les personnes d’origine musulmane constituent une majorité chez les non européens, est aujourd’hui l’un des enjeux des politiques sociales d’intégration. Au-delà de l’affirmation des droits Les soins de santé face aux défis de la diversité : le cas des patients musulmans à la protection sociale, se pose effectivement la question du traitement de la différence culturelle et religieuse et de son impact sur la prise en charge médicale. Il ne s’agit pas de transposer dans le monde de la santé le débat sur la laïcité qui a agité l’école mais bien de s’interroger sur les conséquences de comportements religieux et culturels. Tant chez les praticiens individuels que dans les hôpitaux, si l’on est aujourd’hui bien conscients des problèmes de langue qui peuvent affaiblir la prise en charge des personnes d’origine immigrée dans leur ensemble, on n’a pas encore étendu réellement la réflexion aux spécificités religieuses et culturelles à l’inverse de ce qui se passe en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas principalement. Les médiatrices interculturelles sont effectivement là pour “faciliter” les contacts mais le processus de prise en compte des différences culturelles et religieuses (quelles que soient d’ailleurs les réponses qui pourraient y être apportées) est encore lui-même balbutiant. Même si les cas présentés dans le rapport relèvent d’une minorité agissante, la violence introduite dans les hôpitaux par ce biais est réellement traumatisante pour le personnel et elle focalise l’attention sur la communauté musulmane dans son ensemble. Il est donc à craindre que, faute d’une réflexion globale, on assiste à une crispation des parties en cause : les professionnels de la santé, d’une part, les patients musulmans et leur famille de l’autre. Aujourd’hui, les conséquences de la géopolitique ont en effet tendance à entraîner une crispation de toutes les parties : certains patients musulmans qui considèrent désormais que tout défaut d’adaptation à leurs prescrits religieux ou culturels relèvent du manque de respect et des professionnels de la santé qui considèrent que le système de soins n’a pas à s’adapter à toutes les exigences de certains groupes de population. En fait, il est difficile de faire la part des véritables problèmes liés aux dimensions religieuses ou culturelles et de ceux, plus individuels, qui relèvent d’une instrumentalisation des frustrations sociales. Le rejet ou la méfiance exprimés par certains patients sont probablement dus en partie à leur appartenance sociale. Un certain nombre de patients de ces communautés, principalement ceux qui proviennent de l’immigration économique et les plus jeunes qui n’ont pu trouver le chemin de l’intégration sociale, ont en effet un niveau d’éducation (au sens large de connaissances permettant d’appréhender son environnement) très bas et se trouvent donc confrontés à des situations qu’ils ne comprennent pas. On sait que le refus ou la mise en cause des soins peut exister également parmi les personnes “de souche”, issues de milieux défavorisés, qui se cabrent face à des processus qu’ils n’arrivent pas à appréhender, mais on estime généralement que le niveau des milieux populaires autochtones est plus élevé que celui des migrants. Faute de pouvoir – ou d’oser – formuler ce malaise, il est probable que le recours à des raisons religieuses offre une issue confortable. C’est donc par l’amélioration de l’information aux patients (d’ailleurs prévue dans la loi sur les droits des patients) et un large débat dans le corps social tout entier à propos des limites à établir entre les contraintes religieuses et les nécessités biomédicales que la qualité des soins et le respect des patients et des soignants seront garantis.
Mise au point
Ce travail n’a pas valeur de recherche scientifique, il est avant tout une “photo”, la plus fidèle possible et à un moment donné, de la situation des patients musulmans dans le système des soins en Belgique. De la même manière, la présentation des conceptions islamiques en matière de santé, de maladies et de préoccupations éthiques contenues dans ce rapport ne prétend pas à l’exhaustivité. Elle vise avant tout, par le choix d’éléments proposés, à informer de leur existence, souvent peu connue ou méconnue, et des différences qu’elles peuvent comporter par rapport aux conceptions en vigueur dans les pays européens. Les éléments recueillis émanent d’articles, ouvrages et sites européens consacrés à ce sujet, notamment par le biais des réseaux de professionnels musulmans de la santé. Certaines matières, principalement dans le domaine de l’éthique, font cependant encore l’objet, dans le monde musulman, de conférences de consensus qui s’efforcent de produire une réflexion sur des sujets en constante évolution, comme c’est d’ailleurs également le cas dans les pays occidentaux, par exemple en ce qui concerne l’euthanasie. Le présent rapport ne se veut donc certainement pas un état des lieux définitif de la question. En ce qui concerne la notion de “patients musulmans”, référence sera souvent faite à un groupe “national” comme les Turcs ou les Marocains. Dans la mesure où les individus de ces communautés se définissent rarement comme non pratiquants, ce glissement devrait refléter assez fidèlement la réalité de la majorité des personnes concernées. Cependant, il faut noter que les habitudes culturelles, historiquement et géographiquement spécifiques, peuvent également jouer, audelà de la seule religion, sur les représentations et conceptions en matière de santé, de maladie et de guérison. Il faudra également nuancer les attitudes décrites à l’aune de la sécularisation partielle d’une partie de la population présente en Belgique depuis deux, voire trois générations. Enfin, l’utilisation des termes relatifs à une nationalité, telle que turque ou marocaine, vise à identifier l’origine des personnes concernées par le débat et ne réfère donc en aucun cas à la nationalité réelle -beaucoup sont bien sûr Belges- des populations et des individus examinés. Le lecteur voudra bien garder cette importante nuance à l’esprit.